Avec les années elle en avait déduit que le bonheur n'était pas fait pour elle, que c'était une médiocre invention pour alimenter les histoires d'amour des films américains. Elle ignorait d'ailleurs tout de ce qu'était l'amour puisqu'elle ne l'avait même jamais effleuré du bout des doigts, en partie à cause de son visage ingrat. Lorsqu'un homme la fixait du regard où s'attardait sur elle, c'était plus par curiosité que par attirance.
Le soir, une fois sa journée achevée, elle se postait droite et immobile face au miroir de sa salle de bain, et énumérait ses imperfections. Elle en trouvait des centaines et se lamentait à l'idée qu'elles dureraient toute une vie. Elle ne souriait pas plus d'une fois par semaine et cette occasion détenait un planning très précis. Pour rien au monde, elle n'aurait manqué son émission de télé diffusée sur la une à vingt-heure cinquante. Elle trouvait le présentateur très à son goût dans son costume noir. Il était en quelques sortes le seul homme ne réfutant pas son regard bleu pâle. Parfois, il lui semblait même que son bel animateur aurait facilement pu tenir dans le creux d'une de ses mains et ce malgré la proximité de l'écran. Ayant toutefois conscience de cette illusion, elle rejoignait la réalité une fois le programme terminé comme on sort la tête de l'eau, et s'abandonnait au sommeil priant chaque fois de ne pas s'éveiller avant sept jours.
Une dizaine d'heures plus tard, au petit matin, elle ouvrait ses paupières lourdes et se réveillait dans la même position que la veille. Le cours de sa vie reprenait alors, s'entamant toujours par une douche ultra consciencieuse. Elle frottait chaque recoin de son anatomie à l'aide d'un petit savon de Marseille parfum mangue, puis terminait par un brushing face au miroir qui lui annonçait de nouveau ses imperfections. Son conduit nasal courbé, selon elle, demeurait la plus hideuse. Certains jours, elle poussait son regard à venir se planter dans une partie de son corps nettement plus réussie, ses épaules fines, afin de ne pas se déplaire complètement.
Pour commencer la journée, elle honorait l'instant où elle devrait savourer son café noir dans une tasse qu'elle avait hérité de sa mère.
Depuis toujours, elle détestait ce en quoi consistait son métier. D'après elle, ce n'était pas une profession très révélatrice de ses réelles compétences. Elle qui rêvait d'être artiste peintre n'avait pu être admise qu'au sein d'une équipe de supermarché. Elle était caissière depuis des années, et cela consistait à amplifier sa détresse. De plus, derrière l'armature de ses lunettes noires épaisses comme des barreaux de fenêtres, la chef de caisse ne disposait que d'une vague idée de son ressentiment.
La chef de caisse était une conne, elle disait :
- N'ayez pas l'air si décomposé !
- Et que savez-vous des airs décomposés vous qui touchez 3000 euros par mois ?! Mon air décomposé ne regarde que moi !
Elle ne comprenait plus l'inutilité des remarques de sa chef et des gens en général. Elle était malheureuse et contrôlait son malheur mieux que quiconque. Et ce jour-là précisément, les choses ont changé lorsqu'un homme ressemblant curieusement à l'animateur de la une lui a sourit. Elle n'en crut pas ses yeux bleu pâle.
La semaine suivante elle consuma sa première relation sexuelle. Une réussite aussi bien physique que morale.
Ils emménagèrent ensemble.
Après un mois entier de vie conjugale, ses imperfections lui semblaient s'être atténuées. Cela signifiait que correspondre à un homme lui permettait de se correspondre à elle-même. Elle en prit conscience aussitôt et décida de quitter le service caisse du supermarché. Elle épousa dans la foulée son grand amour. Le mariage fut un événement mémorable. Elle et lui firent l'amour derrière le gradin où jouait l'orchestre. Personne ne prit conscience de leurs ébats clandestins.
Ils inspiraient ivresse et exaltation.
Son mari exerçait un métier tout à fait honorable : représentant pour une société de flacons d'eau de Cologne. Il gagnait l'équivalent d'un salaire trois quarts. Bien assez pour le loyer et les dépenses mensuelles du couple, lesquelles se limitaient, en dehors des courses alimentaires, à deux coupes de cheveux et une boite de préservatifs extra-larges.
Plus tard elle se mit à la peinture.
Des toiles commençaient à s'additionner parmi les cartons d'eau de Cologne. Le couple, manquant considérablement d'espace, dû cesser de faire l'amour. Ils s'engagèrent dans une période d'abstinence de plusieurs semaines avant d'emménager ailleurs.
L'appartement possédait une superficie deux fois supérieure au précédent, et offrait une vue superbe sur une plage fréquentée par un couple de nudistes japonnés dont elle affectionnait particulièrement l'ouverture d'esprit.
- Il faut être fort pour se montrer nu mon chéri, tu ne penses pas ?!
- Je ne pense pas que tu ferais une telle chose ! Tu n'aimes pas ton corps !
- C'est vrai...
Peu à peu, elle sentait réapparaître ses imperfections autrefois dissipées. Ce visage qu'elle trouvait si ingrat commençait à s'effriter. Elle y remarqua également quelques rides poindre par endroits, ce qui la fit suer d'inquiétude.
Son mari tenta une approche.
- Tu as trente-quatre ans, c'est rien, c'est normal !
Rien n'y fit, elle appréhendait le moment où ce serait pire, où son visage se détériorerait tant qu'elle ne se reconnaîtrait plus. Elle se voyait déjà seins tombant jusqu'à la ceinture et forcée d'avoir recours à la chirurgie reconstructrice.
- Mais tu es belle, ne change rien...
- Tout change tout seul. Je ne fais rien...
A présent, il l'implorait de lui faire un enfant. Qu'importe le sexe, cela lui irait parfaitement, il s'en contenterait mais elle ne semblait pas encore partager son envie. Des souvenirs de sa propre enfance résonnaient en elle comme des cloches tonitruantes. Elle savait qu'un enfant serait un apprentissage nouveau, un recul à prendre envers elle-même, un début de la fin peut-être.
- Un enfant pour quoi faire ?
- Pour me combler de bonheur.
- Mon amour ne te suffit pas ?
- Il ne me suffit plus...
Il la quitta le mois suivant pour refus de procréation. Il s'imposa face à elle, bagage en mains.
- C'est terminé, je pars.
- Où vas-tu ?
- Loin !
Elle referma la porte derrière lui, sanglotant son départ jusqu'à minuit passé. N'en pouvant plus de gémir seule dans cet appartement dépeuplé d'un amour inclassable, elle partit se coucher, sous la couverture. Peut-être mourrait-elle étouffée dans tout ce noir si noir.
Après plusieurs semaines d'interrogation, elle reprit du service comme caissière, regrettant d'avoir été l'auteure de ce refus d'enfant. Peut-être que sans ça il serait resté ; elle pensait cela et donc jugea inutile de poursuivre la conception de toiles.
Elle abandonna la peinture sous une pluie de remords infondés.
Deux toiles restèrent inachevées, l'une représentant un homme, grand et ténébreux, et l'autre une femme au visage caricaturé portant sur son épaule une cigogne.